5

Et voici Kersten, une fois de plus, dans le bureau de Himmler où il pourrait se déplacer en aveugle, tellement il en connaît les meubles et les objets. Et, une fois de plus, voici le Reichsführer étendu sur son divan, à demi nu, qui abandonne en toute confiance, en toute certitude, son misérable torse aux mains puissantes et savantes dont il connaît le pouvoir. Et voici qu’elles opèrent le miracle familier. Et, de béatitude, le Reichsführer ferme les yeux, et sa respiration devient facile, paisible, comme sous l’effet d’une drogue bienfaisante.

Et Kersten, lui, voit les troupeaux d’esclaves, de damnés, amis connus et inconnus, qui vont entreprendre leur voyage au bout de l’horreur.

Alors, tout à coup, sans qu’il l’ait médité ou même voulu, un mouvement intérieur le pousse, une inspiration lui commande, qui n’admet ni doute ni délai. Il appuie doucement sur le centre nerveux qu’il sait, chez Himmler, le plus vulnérable, le plus prompt à réagir, et il demande, très simplement, de sa voix habituelle :

— À quelle date, exactement, allez-vous déporter les Hollandais ?

Ses mains sont maintenant au repos. Dans les nerfs de non malade, le reflux succède au flux, et, par le jeu d’un automatisme qui a pris la force d’un réflexe, Himmler parle, lui aussi, le plus naturellement du monde :

— Nous commençons le 20 avril, dit-il. Pour l’anniversaire de Hitler. Ce peuple hollandais est toujours en révolte. Quand on appartient au camp des traîtres, le châtiment est inévitable.

Fut-ce l’intensité du silence qui s’établit à ce moment dans la pièce, ou bien l’engourdissement se dissipa-t-il de lui-même, qui avait fait répondre Himmler comme sous l’influence de l’hypnose, mais il se releva brusquement, approcha son visage de celui de Kersten et demanda à voix très basse :

— D’où et comment savez-vous cela ?

Les yeux gris sombre, entre deux pommettes mongoloïdes et sous les verres à monture d’acier, épiaient Kersten avec une acuité de soupçon, une cruauté glacée que le docteur n’y avait jamais vues à son égard.

— Hier, en attendant de venir vous soigner, dit Kersten, j’ai pris, au mess, un café et quelques gâteaux. Heydrich et Rauter se sont assis non loin de moi. Ils ont débattu de la déportation assez haut pour que je les entende. Cela m’a intéressé, naturellement, et je me suis promis de vous en parler.

— Quels idiots ! glapit Himmler (mais son visage montrait, en même temps, combien il était heureux de voir son docteur innocent). Ils bavardent en public d’une affaire absolument secrète et dont ils ne connaissent même pas la moitié ! Je ne leur ai donné ni tous les détails, ni tous les documents. Et ces messieurs osent !… en plein mess ? C’est très important pour moi de savoir qu’ils sont aussi bavards. Merci de m’avoir mis au courant.

Himmler se laissa retomber à plat sur le divan. Les mains de Kersten reprirent leur travail. Elles lui semblaient animées d’une vie toute neuve.

Il avait passé l’instant du péril mortel : Himmler acceptait qu’il eût connaissance d’un secret d’État majeur, et même qu’il en parlât. C’était un progrès énorme. Il donnait à Kersten, pour défendre le peuple de Hollande, une possibilité, fût-elle la plus ténue, un espoir, fût-il chimérique.

Son dessein, il ne le savait que trop, était d’une ambition presque folle. Il n’y avait pas de commune mesure entre le fait d’avoir réussi à obtenir, comme à la sauvette, quelques grâces isolées et celui d’arrêter un décret souverain du maître du IIIe Reich et qui, déjà, mettait en branle tous les rouages, et tous inexorables, d’un immense mécanisme policier. Mais, précisément, chaque démarche, chaque succès dans la conquête de ces grâces avait permis à Kersten de toujours mieux connaître la psychologie de Himmler et lui avait donné toujours plus d’emprise, de pouvoir sur l’homme qui avait la charge entière de l’exode monstrueux, l’homme nu soumis de nouveau, en ce moment, à ses mains.

Son torse massif porté en avant, ses lourdes paupières closes sous le haut front crevassé, son puissant estomac louchant le divan, penché sur Himmler avec l’attitude et les mouvements du boulanger quand il pétrit la pâte, Kersten dit avec beaucoup de force et de sérieux :

— Cette déportation est la plus grande bêtise que vous puissiez faire.

— Qu’est-ce que vous racontez ! cria Himmler. C’est une opération absolument indispensable et le plan du Führer est génial.

— Du calme, Reichsführer, je vous en prie, du calme, dit Kersten. Ou alors j’abandonne le traitement. Vous savez combien la colère est mauvaise pour vos nerfs.

— Mais tout de même, quand on ne connaît rien à la politique, comme vous ! s’écria Himmler.

— Justement, je ne m’intéresse pas à la politique et vous ne l’ignorez pas, l’interrompit Kersten sur le ton du docteur irrité par la désobéissance de son malade. Je suis préoccupé par votre santé.

— Oh ! voilà ce qui vous fait parler ainsi, dit Himmler.

Son visage portait une expression de reconnaissance presque puérile et il y avait du remords dans sa voix.

— J’aurais dû le deviner, reprit-il. Vous ne savez pas, mon cher monsieur Kersten, combien votre attention me touche ! Mais je ne dois pas penser à ma santé. Mon travail passe avant tout, jusqu’à la victoire.

Kersten secoua la tête avec l’entêtement d’un homme sûr de lui-même.

— Votre raisonnement est faux, dit-il. Je défends votre travail en même temps que votre santé. L’un ne va pas sans l’autre. Vous devez être capable de tenir jusqu’à la victoire, si vous désirez mener à bien les tâches qui vous sont confiées.

Himmler voulut parler. Kersten l’en empêcha par une pression un peu plus violente sur un faisceau nerveux.

— Laissez-moi achever, dit le docteur.

C’était un des moments où le traitement demandait une pause.

Kersten rassembla tout son pouvoir de persuasion et continua :

— Vous souvient-il qu’il y a quelques jours vous m’avez demandé de redoubler de soins ? Outre toutes vos obligations habituelles et qui, déjà, sont écrasantes, Hitler, vous m’en avez informé vous-même, vous a chargé d’une mission capable, à elle seule, de dévorer un homme : vous devez, et cela avant le début de l’été, porter le nombre des Waffen S.S. à un million alors qu’ils sont à peine cent mille aujourd’hui. C’est-à-dire, en trois mois, choisir, habiller, armer, encadrer, entraîner neuf cent mille soldats. Avez-vous oublié cela ?

— Comment le pourrais-je ! s’écria Himmler. C’est le premier de mes devoirs.

— Et vous prétendez, s’écria Kersten à son tour, vous prétendez ajouter à ce travail énorme celui de la déportation des Hollandais ?

— Je le dois, dit Himmler avec fermeté. C’est un ordre personnel du Führer.

— Eh bien moi, dit Kersten, je suis incapable, je vous en préviens, de vous donner assez de forces pour remplir ces deux missions à la fois.

— Et moi, dit Himmler, je me crois capable de le faire.

— Vous avez tort, dit Kersten avec une intonation très grave, presque solennelle. Il y a une limite à la résistance de l’organisme et moi-même, une fois qu’elle est dépassée, je n’y peux plus rien.

— Mais je dois, je dois exécuter le plan, cria Himmler sur un diapason suraigu.

Puis, se relevant à moitié, il parla avec une exaltation croissante et comme s’il cherchait à oublier, dans la perspective qu’il développait devant Kersten, les avertissements du docteur.

— Écoutez, écoutez comme c’est magnifique, s’écria-t-il.

« Nous avons pris la Pologne, mais les Polonais nous haïssent. Il nous faut là-bas du vrai sang germanique. Les Hollandais en sont issus : cela est indéniable malgré leur trahison. En Pologne, ils apprendront à changer d’attitude envers nous. Les Polonais vont les traiter en ennemis, puisque nous allons donner leurs terres aux Hollandais. Alors, perdus au milieu des Slaves, et poursuivis par leur haine, les Hollandais seront bien obligés de nous être fidèles, à nous, leurs protecteurs. Nous aurons ainsi, à l’est de l’Europe, toute une population germanique alliée à nous par la force des choses. Et en Hollande, nous enverrons de bons jeunes paysans allemands. Et les Anglais auront perdu leur meilleure plate-forme de débarquement. Avouez, avouez, seul le Führer pouvait trouver une solution aussi parfaite. N’est-ce pas génial ?

Kersten sentit son pouls battre plus vite. Il y avait en effet, dans ce plan, une perfection terrible, celle qui marque la logique des fous.

— Possible, dit-il sèchement. Moi, je ne pense qu’à votre santé. Entre vos deux missions, il faut choisir.

Le temps de pause était écoulé. Les doigts de Kersten pétrissaient de nouveau, dans le corps de Himmler, les faisceaux nerveux défaillants.

— Je vous demande, dit Kersten, de me répondre sans réticence, de malade à médecin. Des deux ordres que vous avez reçus, lequel est-il le plus important, le plus urgent ? Élever l’effectif des S.S. à un million d’hommes ou déporter les Hollandais ?

— Les S.S., dit Himmler. Sans aucun doute.

— Alors, dit Kersten, il vous faut, au nom de votre santé, remettre la déportation jusqu’à la victoire. Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Vous m’assurez vous-même que vous aurez gagné la guerre dans six mois ?

— Impossible, dit Himmler, la déportation ne peut souffrir aucun délai : Hitler le veut ainsi.

Les soins étaient terminés. Himmler se leva, s’habilla. Il devenait invulnérable. Mais Kersten n’avait pas cru un instant qu’il pouvait l’emporter d’un seul coup. L’essentiel était que le débat fût engagé tout naturellement et sur le seul terrain où Kersten avait toute liberté de le poursuivre sans éveiller de soupçon. Le destin pouvait encore changer de chevaux.

Soudain, une angoisse saisit le docteur. Si, par miracle, Himmler renonçait à déporter le peuple hollandais, la besogne ne serait-elle pas confiée à Heydrich ou à quelque général ou à un grand dignitaire sur lequel lui, Kersten, n’aurait aucune influence…

En prenant congé du Reichsführer, il lui demanda avec sollicitude :

— Êtes-vous le seul capable d’assurer la déportation ? Pourquoi ne pas chercher quelqu’un d’autre ?

Himmler frappa du plat de la main sur sa table et cria :

— Pour une mission de cette importance, de cette envergure, le Führer n’a confiance qu’en moi ! Personne que moi ne peut s’en acquitter, je ne le permettrai à personne !

La vanité exaspérée, implacable, qu’exprima le visage de Himmler à cet instant rassura Kersten. Si jamais il lui fallait abandonner son horrible tâche, Himmler irait jusqu’au meurtre pour interdire à un rival de l’y remplacer.

 

Quand Kersten revint chez lui, il ne ressemblait en rien à l’homme rompu, défait, qui avait quitté ce même logis une heure plus tôt.

— J’aurai Himmler, je l’aurai ! dit-il à Élisabeth Lube. Et il frottait ses mains l’une contre l’autre, non pas en signe de réjouissance mais comme on fourbit des armes pour un long combat.

— J’ai du temps devant moi, s’écria-t-il.

Le délai que, la veille, il trouvait dérisoire, lui semblait maintenant plus que suffisant.

 

Les Mains du miracle
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